Si tu peux voir détruite la brouette de ta vie
Et sans dire un seul mot remplir le constat,
Ou perdre d'un coup de marteau dans les parties
Ton teint blafard et ton bonnet grenat;
Si tu peux être perdu loin dans les labours,
Si tu peux garder bonnet sans cesser d'entendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre;

Si tu peux supporter d'entendre ta brouette
Travestie par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre rouler vers toi leurs bicyclettes
Sans mentir toi-même d'un seul mot;
Si, sous la pluie, tu peux garder tes rondeurs;
Si tu peux rester peuple en écossant des pois
Et si tu peux aimer ton jardin en fleurs
Sans qu'un chien ne pisse sur toi;

Si tu sais méditer derrière ta charrette
Sans jamais être faux sceptique ou amateur;
Sarcler, mais sans abandonner ta brouette
Pousser sans n'être qu'un pousseur;
Si tu peux jardiner sans jamais être en rage,
Si tu peux être humide mais jamais moisissant;
Si tu sais être con, si tu sais faire un massage
Sans immiter les géants;

Si tu peux rencontrer renard après moufette
Et recevoir ces deux pisseurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton bonnet sur ta tête
Quand tous les autres le perdront,
Alors les noix, les yeux, la panse et la bouilloire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que le bois ou la pêtoire,
Tu seras un gnôme, mon fils.

Voir aussi le poème "Le nain et la brouette" de Jean de la Brouette